Handicap, les mots pour le dire
Les termes « handicap » et « personne handicapée » sont d'apparition relativement récente. Ils ont progressivement supplanté « infirme », « invalide », « inadapté », « paralysé », « mutilé » ou encore « débile », aussi bien dans le discours quotidien que dans une grande partie du langage médical, social et juridique.
Cette évolution, dans laquelle les milieux associatifs et les milieux professionnels spécialisés ont joué un rôle a pour motif premier la volonté d'éviter les mots au caractère péjoratif et dévalorisant. Elle indique aussi la recherche d'une nouvelle conception d'un phénomène ancien qui s'est concrétisée par l'introduction, depuis plusieurs années, de l'expression « personnes en situation de handicap ». Cette formulation situe parfaitement le problème. Elle met en évidence le fait que ce sont le cadre de vie et l'organisation sociale, du fait de contraintes incompatibles avec les capacités restreintes d'une partie croissante de la population, qui créent les handicaps. Elle convient à toutes les formes de limitations fonctionnelles : physiques, sensorielles, mentales et psychiques.
Cette notion met l'accent sur la nécessaire évolution d'un environnement physique et humain handicapant, et sur le fait qu'il n'est pas nécessaire d'être « infirme » ou « déficient » pour être en situation de handicap ou de pénibilité. Ainsi, les jeunes enfants, en poussette ou non, les personnes lourdement chargées sont en situation de handicap pour prendre le métro. Le concept de situation de handicap a aussi pour avantage de ne plus faire de distinction ségrégationniste entre les valides et les « autres ».
Entre santé et société validiste
Malgré son succès incontestable, le mot « handicap » est à l'origine de bien des interprétations différentes et de bon nombre de malentendus qui sont autant de blocages à l'identification et à la participation sociale des personnes handicapées. L'impasse est telle que la loi française de 1975 n'a pas donné de définition des « handicapés » et encore moins du handicap. Cette difficulté vient principalement du fait qu'on a voulu remplacer trois mots différents (infirme, incapacité et inadaptation) qui avaient chacun implicitement un sens précis par un seul qui englobe les réalités complexes qui conduisent certaines personnes à des situations de handicap et à l'exclusion sociale. Mais il y a une autre raison, plus profonde : c'est le refus inconscient par la société d'identifier une notion qui dérange. C'est ainsi que, dans la définition donnée du handicap mental, est mentionné que la personne « ne peut pas être soignée », résurgence de cette notion d' « incurabilité », alors que la rééducation, qui est précisément une thérapeutique, peut apporter des améliorations fonctionnelles sensibles. C'est dire l'importance de l'enjeu médico-socio-économique pour nos sociétés contemporaines vieillissantes et médicalisées.
Les personnes sont souvent handicapées, non à cause d'une pathologie diagnostiquable, mais parce qu'elles se voient refuser l'accès à l'éducation, au marché du travail et aux services publics. Cette exclusion les condamne à la pauvreté et les plonge dans un cercle vicieux, où la précarité constitue elle-même une cause de handicap, du fait, qu'elle expose davantage ces personnes à la malnutrition, à la maladie et à d'authentiques état de « mort sociale ». Cette expression s'est révélée à l'occasion des situations d'isolement extrême vécues par les personnes très âgées lors de la terrible canicule mortifère de l'été 2003. Dans l'histoire de l'humanité, cette exclusion est même allée jusqu'à la mort chez les Spartiates qui tuaient, à la naissance, les enfants « malformés », donc impropres à combattre, et chez les nazis qui ont organisés l'extermination systématique des porteurs d'infirmités physiques ou mentales.
L'aboutissant commun de ces identifications physiques ou mentales négatives et de leurs connotations morales tient en un seul mot : la stigmatisation. Elle a pour corollaire la discrimination qui est le moteur de l'exclusion sociale. On retrouve ces effets de stigmatisation et de discrimination dans la stratégie d'identification de la personne handicapée par le pouvoir administratif afin de leur octroyer des aides sociales diverses, des autres citoyens. Cette perception charitable et condescendante persiste dans les attitudes contemporaines d'exclusion, comme l'a été naguère le cas pour la Fonction publique qui ne voulait pas admettre en son sein les personnes atteintes de la poliomyélite.
Pour deux Français sur trois, le handicap constitue un obstacle au bonheur et à une vie épanouie. Une enquête menée, en 2020, par la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), auprès d'environ 2 000 personnes, montre à quel point celui-ci reste perçu comme « une tragédie marquant le début d'une existence de souffrance ». Ces réponses peuvent être le reflet d'une conscience du manque d'adaptation de la société face aux situations induites par les différentes déficiences, précise la sociologue qui a dirigé ces travaux. Toutefois une grande partie de la population semble avoir du mal à imaginer que le handicap puisse être lié à une identité positive. Cette perception misérabiliste laisse peu de place à la possibilité de voir la personne handicapée comme capable de trouver une place dans la société. 36 % des Français estiment ainsi qu'il est justifié de restreindre l'accès à certains droits du fait de certains handicaps. Et quasiment autant (31 %) qu'il « vaut mieux éviter que les personnes handicapées aient des enfants ». Le Gouvernement ne peut pas demander aux Français de changer de regard sur le handicap sans, dans le même temps, prendre les mesures nécessaires pour rendre la société plus accessible aux personnes handicapées. Les deux vont de pair.
Outils :
- Handicap : le validisme, du "bon sentiment qui pourrit la vie" à la discrimination affichée : https://www.france24.com/fr/20200212-handicap-le-validisme-du-bon-sentiment-qui-pourrit-la-vie-%C3%A0-la-discrimination-affich%C3%A9e
- Qu'est-ce que le validisme (ou capacitisme) par le CLHEE (en vidéo) : http://clhee.org/2020/04/03/quest-ce-que-le-validisme-france-tv-slash-3-avril-2020/
- Le handicap expose à la pauvreté et aux bas niveaux de vie : https://www.inegalites.fr/Le-handicap-expose-a-la-pauvrete-et-aux-bas-niveaux-de-vie
Du mot au concept de handicap
La question de la définition est au coeur des débats, puisque de cette définition découle la position de la société vis-à-vis de ceux qu'elle continue à considérer comme des personnes, certes (avec des réserves tout de même, il faut bien le dire), mais (et c'est le « mais » qui compte) à part. Alors qu'elles sont « normales », parfaitement capables d'assumer une vie sociale performante si on leur en donne la possibilité. Au-delà des discussions des « épidémiologistes » compétents mais souvent très éloignés de la réalité quotidienne des personnes concernées, j'estime qu'il est possible de définir le phénomène handicap avec des mots simples qui ne blessent pas tout en exprimant sans ambiguïté les choses, avec les mots qui conviennent et, surtout, un soutien et un apport médical et social adapté.
Cette question a suscité, au fil des années, des débats passionnés et des discussions, souvent stériles, entre initiés dans un univers limité, à côté de la grande majorité des Français qui, finalement, ne participent pas et n'ont pas conscience d'être concernés. Pourtant, le handicap est un aspect de la condition humaine et fait partie intégrante de l'expérience humaine. Car, une personne sur deux sera en situation de handicap au cours de sa vie, de manière ponctuelle ou définitive.
Ce qui vient d'être dit explique parfaitement la vigueur de l'enjeu : il s'agit de savoir si les personnes handicapées doivent être définies par rapport à elles-mêmes et, en même temps, par rapport à un standard artificiel de l'homme « fonctionnellement normal », ou si ce qui doit être identifié, ce sont leurs relations avec l'environnement humain et matériel qu'elles rencontrent au quotidien. Divers modèles conceptuels ont été proposés pour comprendre et expliquer le handicap et le fonctionnement. On peut s'en rendre compte à travers la dialectique entre « modèle médical » et « modèle social ». Dans le modèle médical, le handicap est perçu comme un problème de la personne, conséquence directe d'une maladie, d'un traumatisme ou d'un autre problème de santé, qui nécessite des soins médicaux fournis sous forme de traitement individuel par des professionnels. Le traitement du handicap vise la guérison ou l'adaptation de l'individu, ou le changement de son comportement. Les soins médicaux sont perçus comme étant la principale question, et, au niveau politique, la principale réponse est de modifier ou de réformer les politiques de santé.
Dans le modèle social, par contre, le handicap est perçu comme étant principalement un problème créé par la société et une question d'intégration complète des individus dans la société. Le handicap n'est pas un attribut de la personne, mais plutôt un ensemble complexe de situations, dont bon nombre sont créées par l'environnement social. Ainsi la solution au problème exige que des mesures soient prises en termes d'action sociale, et c'est la responsabilité collective de la société dans son ensemble que d'apporter les changements environnementaux nécessaires pour permettre aux personnes handicapées de participer pleinement à tous les aspects de la vie sociale. La question est donc de l'ordre des attitudes ou de l'idéologie ; elle nécessite un changement social, ce qui, au niveau politique, se traduit en termes de droits de la personne humaine. Selon ce modèle, le handicap est une question politique et d'égalité des chances.
Le handicap résulte donc dans la perte ou la limitation des possibilités de participer sur un pied d'égalité avec les autres individus à la vie de la communauté. Une éducation sur le handicap doit être faite non seulement dans les cercles sensibilisés au phénomène du handicap mais aussi dans les milieux juridique, économique, de l'éducation, de la santé et, d'une manière plus générale, dans le grand public. Il s'agit là d'un véritable programme d'éducation civique qui doit être enseigné à l'école si l'on veut un jour voir se modifier le comportement des individus et la société face aux personnes handicapées.
Outils :
- Introduction à la Classification internationale des fonctionnements, des handicaps et de la santé, CIF, OMS, 2001 : https://www.ehesp.fr/international/partenariats-et-reseaux/centre-collaborateur-oms/classification-internationale-du-fonctionnement/
- Rapport de l'ONU pour une politique mondiale de lutte contre les situations de handicap : https://www.un.org/fr/observances/day-of-persons-with-disabilitie
- Normes, handicap et validisme, Jean-Yves Le Capitaine (2024) : https://jeanyveslecapitaine.blogspot.com/
Pour conclure
On voit ici l'importance des mots, surtout ceux qui sont négatifs comme « déficience », « incapacité », « invalidité », « inadaptation » ou pire : « désavantage », surtout si un peu de commisération s'en mêle. Les réticences à définir le handicap sont, de fait, l'une des expressions d'un refus de les inclure avec « les autres » au sein de notre société. Cela prend parfois la forme d'une identification de caractère administratif, voire bureaucratique, qui nous éloigne d'une perception humaine et éthique de la personne et du phénomène social.
Ces considérations sont importantes car elles vont guider les politiques sociales face au handicap. Elles mettent les décideurs devant un choix fondamental : ou bien considérer le handicap comme un aspect qui concerne toute la population et prendre des mesures, au besoin appuyées sur des textes législatifs, qui concernent toute l'organisation de l'école, du travail, de la vie en collectivité, etc., ou bien faire des lois spécifiques en faveur d'un groupe de personnes considérées comme minoritaires et fragiles qu'il convient de protéger et d'introduire en milieu qualifié d'« ordinaire ».
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